MON AMI FREDERIC
Daprès Hans Peter Richter
L'AVANT PROJET
Note de mise en scène
Avant même la création de la compagnie Nomades,
nous souhaitions avec Jean-Bernard entamer un travail sur ce texte remarquable.
Alors quen 2002, lintolérance, linjustice et la xénophobie
sont des faits non seulement banals et souvent admis dans notre société,
lintérêt de mettre en scène une telle histoire,
nous est apparu fondamental. Il nous semble en effet important de développer
dans les spectacles que nous créons des thèmes en relation avec
la tolérance et louverture desprit, le respect de lautre.
Ainsi, après avoir créé LOdyssée, qui est
lun des plus fabuleux récits sur la tolérance, avons nous
décidé de monter Charlotte la hulotte, qui est un conte de fée
moderne où lécologie et lacceptation de lautre
sont les thèmes moteurs.
Lhistoire de Mon ami Frédéric évoque la
vie quotidienne de deux familles voisines dans une petite ville en Allemagne.
Chacune donne le jour à un enfant : Hans, pour qui le grand-père
exige une éducation très stricte, et Frédéric,
qui reçoit de ses parents léducation religieuse traditionnelle
juive. Ces deux inséparables amis, nés à quelques jours
dintervalle, ont huit ans lorsque Hitler devient chancelier du troisième
Reich en 1933.
Pour écrire son roman, Hans Peter Richter sest largement inspiré
de souvenirs personnels. Tout comme ses deux héros, il est né
en 1925. Le récit de ce livre écrit à la première
personne du singulier est fait par le jeune Allemand. Pour les besoins de
ladaptation théâtrale, je lappelle Hans. Mais, par
pudeur, par respect pour son jeune ami mort sous les bombes, mais aussi par
respect pour le peuple Juif, Hans Peter Richter préfère ne pas
nous révéler son identité.
Ne pas nommer son héros lui permet de le rendre universel. Hans Peter
Richter sapproprie ainsi le silence de ses compatriotes qui, ayant vécu
et peut-être commis des exactions nont pu, su, ou voulu dénoncer
ces actes. Grâce à ce procédé, lauteur ne
nous raconte pas une histoire que je nose qualifier danecdotique,
mais bien le désarroi de deux peuples, le peuple des victimes, mais
aussi le peuple des bourreaux, ce qui fait preuve dun grand courage
et dune grande générosité.
Afin de restituer le plus justement possible les émotions ressenties
par les enfants face aux événements de cette période
troublée, Hans Peter Richter sest attaché à donner
à son récit un ton dune grande générosité
et dune grande naïveté, comme le sont les réactions
des enfants.
On ne peut sempêcher, à la lecture de ce livre, détablir
une comparaison avec le Journal dAnne Frank, qui relate, au fil des
pages du jardin secret dune toute jeune fille, les harcèlements
vécus quotidiennement par une famille juive victime de persécutions.
Ces uvres sont toutes deux un immense cri de colère et dindignation.
Toutefois, ce qui les différencie sont, tout dabord, les points
de vue, puisque lun est celui dun Allemand, alors que Anne était
juive, mais la différence essentielle réside dans le fait que
la parution de Mon ami Frédéric est le fruit dune longue
réflexion dun adulte qui a choisi délibérément
de témoigner, tandis que Anne na fait (avec énormément
de talent) que remplir quotidiennement les pages dun cahier comme le
font des milliers de petites filles, même si, bien sûr, au fil
du récit, et donc du temps, le lecteur sent mûrir la réflexion.
Et cest là, la grande force de cette uvre, la spontanéité,
la fraîcheur, la candeur avec lesquelles Anne nous relate la progression
dramatique dactes barbares dont lissue est la mort.
Il sagit à proprement parler dart brut, luvre
se suffit à elle-même, elle est la vie, la réflexion qui
laccompagne se résume à cette seule pensée :
« je ne veux pas, comme la plupart des gens, avoir vécu
pour rien
je veux continuer à vivre après ma mort ».
Le journal dAnne est publié très tôt, en 1947. Cette
urgence nous montre le besoin impérieux dun père blessé,
dun peuple orphelin, de crier sa détresse et son indignation
au monde entier.
La parution de Mon ami Frédéric, elle, ne se fera quen
1963, comme si, après un temps respectable, après un long temps
de deuil, Richter sétait enfin accordé le droit de dire
au nom des siens quil est intolérable que des innocents soient
victimes de persécutions, mais aussi quil est insupportable de
faire partie du peuple des bourreaux.
En tant que metteur en scène, il maurait été impossible
de travailler sur un récit dune telle puissance que Le journal
dAnne Frank, langoisse de ne pas transmettre fidèlement
les émotions ressenties par les Juifs durant cette période maurait
empêché de travailler. Je ne fais pas parti dun peuple
victime, je nai pas ce lourd passé en moi, j'aurais eu limpression
de me glisser dans des sentiments qui me sont étrangers. Je me sens
plus proche de létat desprit de Hans Peter Richter, et
ce sont mes idées que jai le sentiment de ne pas trahir en adaptant
le récit dun Allemand sur le nazisme.
Lorsque je décide dengager un travail sur un texte, cest
que celui-ci ma inspiré des images et que le propos ma
ému, cest en cela que mon adaptation sera fidèle à
louvrage de référence : je vais mappliquer
à reproduire fidèlement les images qui me sont venues et les
émotions que jai ressenties à la première lecture
du roman, même si pour ce faire jemploie des procédés
détournés et que je crée des éléments qui
nexistaient pas à lorigine.
Ainsi, la première difficulté dadaptation de ce texte
réside dans lâge des héros, et dans la durée
de laction, qui sétale sur 13 ans. La multiplicité
des lieux, des actions et des personnages représente la deuxième
difficulté. On est bien loin des trois règles dunité,
mais le théâtre a ses règles que les artistes sont chargés
de transgresser.
Il était pour moi impensable, pour des raisons pratiques, de travailler
avec des enfants, ceci ma donc amené à la réflexion
suivante :
Luvre de référence est écrite par un adulte
qui raconte son passé, je vais donc transférer au théâtre
cette donnée.
Nous avons vu plus haut que lauteur a pris un long temps de réflexion
avant de coucher son histoire sur le papier, ce qui me laisse supposer deux
choses :
-Hans Peter Richter a vécu ses souvenirs comme sil sagissait
dun cauchemar.
-Le souvenir dun événement particulièrement insupportable
la enfin poussé à écrire son histoire, et je suppose
quil sagit de la mort de son ami.
Ces deux « données » vont orienter toute mon
adaptation. Afin de rester fidèle à la démarche de lauteur,
mon narrateur, le jeune Allemand, que jappellerai Hans, aura lâge
de Richter au moment où celui-ci se décide à écrire.
Et puisque la mort de son ami est lélément déclencheur,
le Frédéric de mon histoire aura lâge que celui-ci
avait le jour de sa mort, exactement comme si cette image épouvantable
était restée figée à ce moment précis dans
la mémoire de lauteur. Je vais donc me trouver avec un petit
Hans dune cinquantaine dannée, et avec un Frédéric
de quinze ans. Cest là une gageure extrêmement intéressante
pour des comédiens que de rendre crédible un homme de cinquante
ans jouant un bonhomme de cinq ans qui revient de sa première journée
de classe, et qui se jette dans les bras de sa mère âgée
de trente ans.
Les souvenirs que lon garde de notre enfance sont en général
assez flous et légèrement déformés, excepté
ceux concernant les personnes proches, ainsi vais-je appliquer ce principe
à mon adaptation : Seuls les parents des deux jeunes enfants seront
traités de manière réaliste, tous les autres adultes
auront un aspect déformé, cauchemardesque : une verrue
démesurée, un nez exagérément grand, des traits
affreusement grossis. Ce principe sappliquera également aux décors,
seuls les appartements des deux familles auront un aspect réaliste,
alors que les autres éléments de décor prendront des
formes étranges, irréelles, et pourront apparaître ou
disparaître à souhait.
Voici donc en quelques lignes résumés les principaux partis
pris de mise en scène qui vont orienter le projet...
Jean-Louis Wacquiez
|